La Pologne s’apprête à assurer pour la toute première fois de son histoire la Présidence de l’Union Européenne. C’est le moment opportun pour prendre un peu de recul et jeter un regard rétrospectif sur le long chemin parcouru par ce pays pour arriver à la responsabilité qui sera la sienne au cours de la 2nde moitié de l’année, avec en toile de fond l’évolution de l’Europe toute entière.
l’Europe de Yalta
L’élargissement de L’Union Européenne aux pays de l’Europe Centrale et Orientale en 2004 marquait symboliquement la fin d’une époque. En effet, le traité signé à Yalta en 1945, certes sous la contrainte du rapport de force favorable à Staline, entérinait la division artificielle de l’Europe entre d’un côté le mode démocratique et de l’autre la zone sous la domination soviétique. Ainsi, les Polonais, abandonnés par leurs alliés occidentaux, subiront pendant près de 50 ans un régime et un modèle de société imposée par une puissance étrangère, alors que l’Europe restée libre s’orientera progressivement, sous l’impulsion visionnaire de ces pères fondateurs et avec l’aide des Américains, sur la voie de l’intégration et de la réconciliation. Cette longue période de séparation entre les deux parties de l’Europe aura fortement marqué les esprits et la perception de l’histoire européenne. Cela peut encore aujourd’hui alimenter certaines susceptibilités et incompréhensions qu’il convient de surmonter par la meilleure connaissance de ce que fut la nature des totalitarismes a enfantés par l’Europe au cours du XXème siècle. L’identité polonaise longtemps menacée dans son existence même, affirme depuis toujours le lien culturel et historique très fort avec l’Europe et l’Occident en général. D’où le sentiment de la nation « privée d’Europe» qui sera très présent pendant toute la période communiste qui, rappelons – le, succédait (à l’exception d’une courte période d’indépendance entre deux guerres) à plus de deux siècles d’humiliations et de privations subies de la part des puissances voisines. En même temps, le désir de « retour à l’Europe » qui traduisait l’attachement à la liberté, à la culture et aux valeurs européennes ne cessera de représenter une matrice de référence et un horizon pour une large partie de la population. C’est la raison pour laquelle l’étonnante liberté de conscience face aux tentatives d’endoctrinement du pouvoir communiste s’exprimera avec le temps à travers le mouvement de dissidence. Sa stratégie fut d’éviter l’affrontement direct avec le pouvoir en place. Il s’agissait de maintenir le lien avec la pensée et le monde libre tout en aidant la société civile à se libérer de l’emprise de l’idéologie dominante de manière non–violente, faute de pouvoir se débarrasser du régime. Ce travail de fond réussira progressivement à rencontrer un écho auprès des couches de plus en plus larges de la société polonaise avec l’aide active de l’Église qui restera le seul véritable espace d’expression libre à l’époque. Plusieurs manifestations de mécontentement populaire qui jalonnent l’histoire de la Pologne communiste finiront par déboucher sur la création en 1980 du syndicat Solidarność, devenu rapidement, avec ses dix millions d’adhérents, la plus grande mobilisation sociale et le phénomène unique de l’histoire européenne. L’élan démocratique et populaire incarné par Solidarność fut un défi lancé au pouvoir, car il remettait en cause les bases idéologiques même du régime. Encouragé par l’élection en 1978 du pape Jean Paul II, qui a été perçue par les Polonais comme un encouragement sur le plan moral, la vague de fond déclenchée par Solidarność réussira, selon l’expression de Bronislaw Geremek, « à enlever les premières briques du Mur de Berlin ». Même si la progression de ce mouvement fut stoppée nette par l’instauration de l’état de guerre en 1981, il ne demeure pas moins qu’il fut l’expérience unique d’autodétermination et de liberté qui inspirera par sa portée la révolution démocratique de 1989. Enfin, sur le plan international, la naissance de Solidarność donnera lieu à un élan de soutien remarquable au-delà du rideau de fer, surtout en France, qui reste un moment fort de fraternité dans les consciences polonaises et européennes.
L’Europe réunifiée
En toute logique, l’adhésion à l’U.E et à l’OTAN sera parmi les priorités de tous les gouvernements qui se succèderont, quelle que soit d’ailleurs leur obédience politique, après l’accession au pouvoir des forces démocratiques issues de Solidarność qui remporte une victoire écrasante lors des premières élections ‘semi – démocratiques’ en Europe de l’Est en juillet 1989, avant même la chute du Mur de Berlin. La demande d’adhésion, cinq ans à peine après le recouvrement de la liberté, témoigne de la force d’attraction dont jouissait l’Europe communautaire. Après des décennies de privations et de décrochage économique par rapport à l’Europe de l’Ouest, l’attente de la solidarité européenne se fondait en partie sur l’idée d’une sorte de dette morale contractée par l’Europe libre suite aux décisions de Yalta. Vue de Pologne sortant des années de marasme et de stagnation, l’Europe communautaire apparaissait comme le gage de prospérité qui aura permis aux pays membres, et en particulier à ceux qui y ont adhéré à partir d’un niveau de développement relativement bas, un impressionnant bond en avant. Avec sa prospérité et ses politiques de solidarité, elle fut naturellement perçue comme levier indispensable pour conduire la transition sans précédent engagée dans tous les domaines.
Il serait cependant réducteur et injuste de considérer la recherche du soutien à la transition du pays vers l’économie de marché comme facteur déterminant. En même temps que son attrait économique, l’intégration européenne était considérée dans sa dimension politique et historique. Avec le modèle communautaire inédit dans l’histoire, elle aura permis de civiliser et de pacifier les relations entre les Européens tout en assurant un équilibre entre les Etats, indépendamment de leur taille et de leur richesse. Après une très longue période pendant laquelle les Polonais furent victime de l’Europe des puissances, la conscience de ce fait traduisait le besoin d’égalité de traitement et de reconnaissance bien au-delà d’un simple calcul économique.
Au final, après les années d’efforts, les Polonais auront fait le choix souverain et démocratique de construire l’avenir en commun avec les autres Européens en votant à plus de 70 % oui au référendum d’adhésion.
L’Europe élargie
Conformément aux aspirations des peuples issus de l’ancien bloc communiste qui ont fait le choix de l’Europe, la réponse communautaire sera à la hauteur des enjeux. En y voyant avant tout un impératif politique et moral pour assurer la stabilité du continent, l’Union relèvera le défi de l’élargissement à l’Est en dépit de quelques inquiétudes qui ont suivi la chute du Mur de Berlin, vu la complexité des dossiers à traiter et les disfonctionnements et les retards accumulés qui ont entraîné la faillite du modèle communiste. La perspective de l’adhésion aura été le principal facteur de stabilisation pendant la transformation politique, économique et sociale indispensable à cet effet. Rappelons que l’absorption de l’acquis communautaire, la réorientation de l’économie vers les marchés de l’Union, l’ouverture au jeu de la concurrence et la mise aux normes européennes auront nécessité un effort soutenu tout en entraînant un coût social très élevé. C’est donc le 1er mai 2004 - la date officielle de l’entrée dans l’Union Européenne – qui aura couronné symboliquement une longue période d’histoire nationale.
Depuis son entrée dans l’Union, le pays a fait un spectaculaire bond en avant. Pour ceux qui ont connu la situation d’avant 1989, le contraste est saisissant. La solidarité européenne, conformément aux attentes, y a joué et joue un rôle important, car elle dynamise le développement et ‘l’européanisation’ du pays par le biais de fonds structurels dont la Pologne est actuellement le principal bénéficiaire. Ainsi, le pays est devenu un vaste chantier où les panneaux signalant le co-financement européen sont légion. Qui plus est, l’économie polonaise qui était jadis synonyme d’inefficacité et de carences par rapport aux standards européens réussit progressivement à changer son image grâce à une politique libérale et responsable et l’esprit d’entreprise des Polonais eux-mêmes. Dernier exemple en date: le pays peut s’enorgueillir d’être le seul dans l’Union Européenne à n’avoir pas connu la récession en 2010 au plus fort de la crise financière.
Il serait bien sûr abusif de brosser un tableau trop idyllique, car de nombreux problèmes restent à résoudre et le chemin pour rattraper le niveau de vie des pays de l’Union reste encore long. Surtout le niveau des salaires encore est insuffisant par rapport à la moyenne européenne. Il est vrai aussi qu’une partie de la population n’arrive pas à trouver ses marques dans la nouvelle situation, que ce soit pour des raisons économiques ou idéologiques. Ces dernières sont essentiellement liées à une peur de voir une certaine conception de l’identité nationale se diluer dans magma européen au détriment de l’intérêt national. Ce phénomène n’est pas propre à la Pologne, il se manifeste un peu partout en Europe et alimente les mouvements populistes et eurosceptiques. Néanmoins, le choix de l’Europe n’est pas vraiment remis en cause par personne ; c’est plutôt le modèle de transformation de la société polonaise qui fait débat, certains le jugeant trop libéral sur le plan politique et social. Vu dans un contexte plus large, les efforts accomplis depuis la chute du communisme finissent par porter leurs fruits. Cela se traduit par un changement progressif des mentalités et des modes de vie qui se rapprochent de plus en plus des standards européens et génèrent une confiance croissante des Polonais face à l’avenir. Il n’est pas étonnant dans ce contexte, que l’Europe inspire plutôt que fasse peur, d’autant que de nombreuses craintes soulevées avant l’adhésion se sont avérées infondées. Le fait marquant est que le sentiment pro-européen atteint régulièrement des taux parmi les plus élevés d’Europe - un phénomène suffisamment rare dans la morosité ambiante pour être souligné.
La présidence de l’Union
La Pologne se trouve désormais devant un défi de taille sur le plan politique ou le changement de paradigme s’impose : il s’agit de passer du statut d’un pays essentiellement bénéficiaire d’Europe à l’affirmation de sa responsabilité et de sa contribution au leadership au sein de l‘Union élargie. La présidence qui commence juste, en sera, en quelque sorte, un ‘examen de passage’. Les priorités de la présidence qu’on peut résumer par trois mots : croissance, sécurité, ouverture semblent aller dans ce sens. Elles reflètent l’ambition d’apporter une nouvelle énergie mobilisatrice à une Europe désenchantée qui cherche ses marques.Nous ne savons pas quelle sera la réponse donnée par les Européens à la crise, mais il est certain qu’elle est avant tout une crise de confiance en nos valeurs qui affaiblit la capacité à penser et agir au-delà des frontières au service de l’intérêt commun. Il est donc trop tôt pour dire si la présidence polonaise, qui intervient à un moment très difficile, sera une réussite ou pas. En revanche, il est souhaitable que cela constitue une occasion pour que l’expérience historique des Polonais, si intimement liés à l’histoire de l’Europe, soit mieux connue et prise en considération par les autres Européens. Dans une Europe qui doute de ses valeurs et de sa mission, nous avons besoin d’exemple comme celui de la Pologne pour appréhender les choses sur un temps long, seul à mon sens qui permette de saisir avec discernement ce qui donne véritablement un sens à l’aventure européenne. Reste à espérer que la Pologne, forte de son expérience, parviendra à redonner un nouveau souffle à l’esprit européen, car dans ce cas, la réussite de la Pologne sera aussi celle de tous les Européens.
Krzysztof Kohlmünzer
*l'article paru dans le journal 'le Monde' daté du le 20 juilleit 2011:
Commentaires